• Ce matin

    Depuis toute petite, on la réveillait tous les matins à huit heures.

    Et puis un jour, elle avait décidé qu’elle était grande. Elle avait mis tout le monde à la porte et plus personne n’entrait dans son empire sans frapper.

    Ce matin-là, elle s’était réveillée à huit heures une et pour la première fois depuis plusieurs années, elle aurait bien aimé entendre deux coups secs frappés et puis les pas légers de Sophie sur le plancher ; et la douceur dans sa voix quand elle lui disait que les oiseaux carillonnent, princesse, c’est l’aube d’un nouveau jour qui n’attend que toi.

    Elle s’était recroquevillée sur son lit, fixant la porte et attendant des souvenirs qui ne reviendraient pas au présent. Sophie est partie, aujourd’hui ; elle a pris le train il y a longtemps.

    Peut-être qu’en mettant ses bras autour de ses jambes repliées cela comblerait-il le vide dans sa cage thoracique ?

    Peut-être même que cela comblerait cet espace pendant lequel Sophie a disparu et que cela rafistolerait cette parenthèse pendant laquelle elle avait cessé de lui parler ?

    Parce que si elle était, à tendrement lui caresser les cheveux, elle pourrait lui raconter. Elle pourrait lui parler de cet éclair qui la transperce ; de cette impression d’abriter un monde vide. De cette envie de pleurer qui surgit de nulle part, qui la prend dans les coins de rue ; en plein milieu des moments de liesse familiale mais aussi quand personne n’est là pour le voir.

    Elle pourrait lui demander de mettre des mots sur cet ineffable qui l’habite et qui lui échappe.

    Puis lui parler de ce regard qui a pris son cœur et qui ne s’est plus jamais posé sur elle, de Charlotte et Madeleine qui ont été emmenées par deux policiers l’autre jour à l’école et qu’on n’a pas revues ; de maman qui jette des assiettes sur papa dans la cuisine et qui lui crie qu’il est un meurtrier.

    Elle frissonne. Ce matin, elle n’a pas l’énergie pour se lever. Et personne ne viendra lui dire que cette journée n’attend qu’elle ; parce que cette journée est partie, loin devant elle, et qu’elle a pris toute la lumière avec elle. Il ne reste plus que l’obscurité de la nuit.

    Il parait que la douleur passe, qu’elle ne s’installe jamais vraiment ; tout empire est éphémère. Son estomac gronde. Il sait qu’il n’y aura peut être pas de petit-déjeuner ce matin et il proteste. Tout son corps aussi proteste et refuse de se mouvoir.

    Ce sentiment de faiblesse. C’est la grève générale sur son lit aujourd’hui.

    Papa lui disait que sans une bonne raison de se lever, nous sommes finis.

    Elle voudrait ricaner parce qu’elle a quoi, treize, quatorze ans ? Même elle ne sait plus vraiment ; tout ça dure depuis vraiment trop longtemps.

    Un courant d’air. Elle a froid dans son pyjama en tissu fin, mais c’est tout ce qui lui reste de son ancienne existence ; de Sophie, des vacances à la mer, du chocolat pour le goûter.

    Son regard se perd dans le vide. Elle sait que Sophie ne reviendra pas.

    Avant que maman ne l’emmène avec elle, elle s’est assise dans la cuisine et elle lui a tout raconté. Où allait le train de Sophie, et puis aussi celui de Charlotte et Madeleine ; ce que ça voulait dire être policier français en dix neuf cent quarante et un.

    Elle pense que c’est à cet instant qu’elle a commencé à frissonner, quand maman a mis les deux pieds dans le plat ; c’est là qu’a débuté le cauchemar.

    N’est-ce pas qu’elle sait, maintenant ?  Les fantômes dansent sous ses yeux.

     

    Personne n’est venu frapper, ni à huit heures ni à midi. 

     

    Maéli

    Pour le concours de Nienor

    « Le Ciel dans mon coeur Aimer, quelle folie »

  • Commentaires

    1
    Mardi 7 Novembre 2017 à 18:18

    Merci d'avoir participé ! Tu auras mon avis lors de la publication des résultats !

    2
    Mardi 14 Novembre 2017 à 21:12

    Sublime texte, rempli d'émotions. J'ai eu l'impression le temps de cette lecture d'être à la place de cette jeune fille, de sentir le vide qui l'envahit, de se sentir abandonnée sachant qu'il n'y aura pas de retour en arrière. Magnifique !

      • Jeudi 16 Novembre 2017 à 17:58

        Merci de tout coeur ! :D

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :