• Ces femmes qui changent de chaussures pour sortir le soir

    Ces femmes qui changent de chaussures pour sortir le soir

     

    Stylo qui tapote sur la table en un bruit irrégulier. Goutte d’eau qui tombe en cadence, de mon robinet à mon évier. Feuille blanche, énième café fumant. Va et vient de mon stylo contre la table.

    Cercle infini de mes pensées qui dérivent de l’un à l’autre ; un ping pong infernal qui me permet d’échapper à ma démangeaison. Ecrire.

    Ma main se crispe sur le stylo. Si je n’étais pas responsable du bruit qu’il faisait en heurtant la table, je me serais énervée. J’aurais sorti les crocs, hérissé les pics.

    Mais c’est pas cette voix que je veux faire taire.

    Ecrire.

    Deux jours que j’en crève d’envie mais que je me retiens. Vaudrait mieux pas que ça sorte. J’ai le cerveau figé sur une image.

    Stylo qui tapote contre le rebord de la table. Une gorgée de café. Un brin de courage. Après tout, c’est un sujet qui me tient à cœur. C’est authentique.

    La scène m’est revenue en un flash. Une soirée entre potes qui se termine, en plein Paris, en plein dans la nuit. On a pris nos affaires et tu m’as dit « attends, je change de chaussures ».

    Tu as retiré tes talons pour mettre des grosses chaussures sporty, façon je peux courir un marathon ce soir. Nikolas a relevé. Il t’a demandé pourquoi ?

    Mon Dieu, ça avait l’air tellement évident. Tu sais les heures qu’on passe devant le miroir avant de sortir ? Et tu connais ces soirs où on change de tenue à la dernière minute, parce que finalement on ne le sent vraiment pas de mettre des talons pour sortir ?

    Ça m’a percuté, comme une étoile en plein cœur. Nos deux mondes parallèles. Tu as regardé Nikolas les yeux grands ouverts.

    T’aurais voulu lui dire que tu te sentais plus rassurée de savoir que tu pouvais courir. Qu’avec des talons, tu te sens canon, mais que tu te sens aussi comme une proie. Il aurait pu répliquer que c’était de la paranoïa.

    Y avait des milliers d’histoires à écrire là-dessus. Des étincelles de vie, des instants brisés. Des changements de dernière minute, des doigts d’honneur à ces paroles que nos mamans nous répétaient déjà quand on avait dix ans. Ne t’aventure pas dans les rues sombres. Couvre-toi, bon sang ! Tu es sûre que tu vas mettre des talons ? Tu rentres à quelle heure, ce soir ?

    C’est de la provocation. Vient pas te plaindre s’il t’arrive un truc. Tu l’auras cherché.  

    Tragédies quotidiennes.

    Goutte d’eau de mon robinet.

    J’ai envie de lui hurler dessus.

    Je sais. Si j’écris ça, jamais je serais publié. Ce sera pas la première fois.

    J’essaie de forcer mes pensées à faire des sauts de puce. J’ai une autre idée. Nous sommes sauvés, cette fois, ça sera du bon, du pur, du dur. De l’émotion. Du grand spectacle.

    Un cageot.

    C’est sympa un cageot, non ?

    Francis Ponge. Déjà fait. Risque zéro, ça m’a l’air plutôt parfait ?  

    C’est quotidien, ça ne fait pas de remous. Ça rend même service. Nickel. En plus, cageot, ça fait un peu paysan mais aussi un peu bobo nouveau parisien qui se respecte. Zéro déchet.

    Parfait comme thème.

    Ah non. C’est un peu trop écolo comme sujet. Un peu trop actuel.  

    Il ne faudrait pas que mon texte ressemble à un témoignage. Tu comprends, c’est beau les mots, mais c’est pas pour parler du vrai ? Les mots, ce n’est pas la vraie vie. Le mystique, le lointain, ces histoires de gens heureux qui n’écrivent jamais, ça fait un carton, mais ces filles qui se font agresser un soir, au détour de l’obscurité, c’est dégueulasse. On tire la grimace ; c’est trop réel.

    Après tout, les femmes, c’est que 50% de la population, alors bon.

                Goutte qui tombe de mon robinet. Il pleure aussi pour toutes ces femmes qui n’osent pas mettre des talons le soir. Ou pour toutes celles qui le font comme une rébellion ou comme un risque qu’on prend ; en se disant tu flirtes avec le feu. 

                Méfie-toi tu pourrais te brûler. Méfie-toi on pourrait te faire hurler que personne t’entendrait, on veut pas de ta voix, tais-toi.

                J’ai la rage. C’était que des mots. C’était la vérité.

                Le ciel comme un couvercle est tombé. J’ai le moral bas, Baudelaire. Tu penses qu’avec un peu de culture G ça peut passer ?

                Si je fumais, je m’enfilerai des clopes.

    Si j’avais pas peur du feu, je ferais cramer du papier journal.

                Peut-être que je pourrais sortir mes poupées et faire du vaudou.

                J’ai la rage aux tripes, les crocs dehors et impossible d’éteindre les flammes.

                Tais-toi. Les mots, ça fait l’expérience du vide mais les mots ça ne tombe pas vraiment. C’est comme une bonne tasse de café, ça doit pas rester coincé dans la gorge.

                Te faire réfléchir, encore moins. Pas de témoignage, pas de parti pris. On n’est pas là pour ça, vous comprenez Madame ?  

                On te demande quoi, allez, quelques lignes, un peu de bonheur, un peu de magie. C’est quand même pas difficile, pardi ! Mais sors pas des cases. Les écrivains, c’est pas fait pour ça. Arrête avec tes ça, ça n’a rien de littéraire et on dirait que tu parles. Putain t’es vraiment trop cash.

                Goutte d’eau dans mon robinet. Cascade sur mes vitres. Même une avalanche suffirait pas à éteindre le volcan qui bout en moi. Rage qui déchire.

                D’un mot, j’ai déchiré la toile du ciel, un soir, en haut d’une colline.

                D’un cri, ce soir, je fends mon cœur que même le papier refuse d’entendre.

                Fais tomber le couvercle, tu peux pas écrire sur ça, c’est tabou, c’est engagé. L’engagement, c’est pas le sens des mots, hein Hugo ? Tais-toi, mais pardi tais-toi. Tu vas tout gâcher, tu vas voir personne te lira.

                Le monde a dit « garde tes histoires de femmes pour toi. »

                C’est bon, je parlerais d’un cageot ou d’une éponge, au moins on se souviendra de moi.

     

    Marie-Line Naves

    « Je voulais voir la merTu as pris l'avion »

  • Commentaires

    1
    Lundi 8 Avril 2019 à 19:16

    Toujours une aussi belle plume, et sur un sujet très actuel. Ou trop actuel, non plutôt qu'on préfère banaliser...

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